Polaroïd – Acte 5

Genre imposé : Fantastique / fantasy
Période : moderne

« Je raconterai mes voyages au cœur des océans, à travers les nuages, jamais personne ne croira ce que j’ai vu… »

Note de l’auteur : la phrase d’accroche me ramène à l’acte 3, en voici donc une suite. Je tiens à préciser que j’ai en conséquence royalement ignoré la période donnée, et qu’on est donc sur du pseudo steampunk début ère industrielle (je vous épargnerai toutefois les détails du lore beaucoup trop tordus pour le lecteur pressé).

Nuages et flambeau

Le radeau s’échoua sur la plage des Brisants Pourpres, un soir de grande marée. À son bord ne restait qu’un seul marin, décharné, brûlé par le soleil et le sel, délirant dans une semi-inconscience. Sur la manche délavée de sa veste d’uniforme en lambeaux, on pouvait encore deviner les lettres « I, Z, O, N ».

L’Horizon.

Le départ du fleuron technologique du Comité Militaire avait fait grand bruit. Sa disparition avait alimenté journaux et crieurs publics des semaines durant. La réapparition d’un naufragé fit accourir les échotiers de toute la Principauté. Hélas, le récit décousu qui leur fut servi ne combla pas leurs espérances. Quelques-uns brodèrent une histoire de combat majestueux contre des bêtes mythiques, mais les lecteurs se lassèrent vite d’une aventure dépourvue de tout réalisme.

On chuchota des rumeurs de mutinerie.
On moqua la folie qui avait fait perdre au rescapé tout sens commun.
On persifla sur les vicissitudes qu’il avait à coup sûr commis pour survivre. La trahison. Le meurtre. Le cannibalisme, croyez-vous ? Pas étonnant qu’il en ait égaré sa raison !

On oublia.

Elle n’oublia pas.

Elle mit près d’un cycle pour retrouver sa trace, le pistant de port en port, de tavernes en bouges décrépits, interrogeant sans relâche marins et travailleurs des quais, tenanciers louches et filles de mauvaise vie. Elle atteignit son but au lever de lune suivant les tempêtes d’équinoxe, presque un cycle après la perte de l’Horizon.

Il était ivre.

Elle s’entêta.

— Mon père était sur cet aéronef, insista-t-elle. Le magister Launay. Qu’est-il devenu ?

Elle n’avait pas d’espoir, mais elle voulait des certitudes. L’autre se détourna avec un rictus amer.

— Nous sommes damnés, mazelle, marmonna-t-il d’une voix hachée. Nous sommes damnés et vous n’êtes pas plus prête à le croire que tous ceux qui m’ont interrogé avant vous.

Elle croisa les bras. Peu lui importaient les délires mystiques d’un ivrogne ! Son père lui avait enseigné la science. Son père était mort pour la science. Elle ne se contenterait pas de vagues allusions à des démons d’outre-tombe et de menaces de châtiments divins. Et elle ne ferait pas son deuil sans vérité, elle le savait.

Les yeux de l’ex-marin de l’Horizon étaient clairs, trop lucides pour un ivrogne. Froids. Hantés.

— Je n’ai jamais parlé « de démons d’outre-tombe », mazelle. Mais les gens ne comprennent pas et ils… interprètent ce que je dis selon leur propre folklore.
— Je ne crois qu’en la science, pas au folklore, rétorqua-t-elle. Qu’avez-vous vu ?

Il se pencha en avant, souffla vers elle une bouffée de son haleine avinée. Elle se força à ne pas grimacer. Elle serait forte, se répéta-t-elle. Elle serait forte et elle saurait.

— Ce qui ce cache dans les nuages n’a rien de démoniaque, mazelle. Il est humain, il me tuerait s’il savait que j’ai survécu à la destruction de l’Horizon, et il vous tuerait s’il savait que je vous ai parlé.

Elle lâcha un « pfeuh » dédaigneux.

— Je ne crains pas les menaces sans fondement. Qu’avez-vous vu ?

Il soupira.

— La science, mazelle… La science a créé l’Horizon, la science nous a donné l’envie de naviguer au-delà des nuages… Connaissez-vous les légendes de la Genèse, mazelle ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Elle haussa les épaules.

— Nous sommes venus des étoiles, répondit-elle. Des contes pour enfants. La physique et la thermodynamique ne nous…

Elle s’interrompit. Il souriait. Son regard pétilla d’une hargne mauvaise.

— Ceux qui naviguent dans les étoiles ne souhaitent pas que nous leur contestions la place, cracha-t-il. Il nous a détruits, et il fera de même pour tous ceux qui suivront le même chemin. Je l’ai vu. Il l’a dit. Son navire vole au-dessus de l’éther et est plus puissant que tout ce que vous pouvez imaginer… Les étoiles, mazelle.

Les étoiles.

Elle resta silencieuse de longues minutes durant. Sidérée. Soulagée. En colère.

Comment peut-on s’arroger le droit de nous refuser les étoiles ?

Elle se raidit.
Elle serra les mâchoires.
Elle ne cilla pas lorsqu’elle plongea son regard au fond de celui de l’ex-marin. Elle avait le choix, comprit-elle. Elle pouvait refuser cette vérité et se réfugier dans une réalité plus confortable, sa chère science ou le folklore de la Principauté. Ou bien elle pouvait avancer. Vers l’inconnu. Vers l’aventure. Par-delà les nuages.

Les étoiles.

La colère se transforma en rage froide.

Comment peut-on décider du destin de tout un peuple ?

— Je le trouverai, siffla-t-elle. Que savez-vous d’autre ?

Il eut un mouvement de recul apeuré.

— Mazelle, vous ne comprenez pas…

Elle balaya les bredouillements d’un geste agacé. Bien sûr que si. Elle avait un but, désormais. En mémoire de son père. Pour l’avenir. Pour la science. Pour elle.

— Que savez-vous ?

Il pinça les lèvres, se replia sur lui-même, fixa son verre, la bouteille abandonnée. « Il me tuera », marmonna-t-il. « Il nous tuera tous… »
Lorsqu’il releva la tête, son expression s’était affermie.

— J’suis pas un officier, mazelle. J’suis trop lâche pour faire un chef, trop ignorant pour écrire des plans. Mais si vous montez une expédition pour là-bas, je vous suivrai.

Il hésita.
Il fouilla ses poches.
Il lui tendit un petit boîtier métallique.

— Il a perdu ça, quand il nous massacrait. Je l’ai entendu appeler son navire avec cet objet.

Elle le saisit, les yeux brillants.

— Vous l’avez entendu appeler son navire ? répéta-t-elle.

Pouvait-elle faire de même ? Pouvait-elle l’attirer, lui tendre en piège ? Pourrait-elle comprendre ?

Il hocha la tête.

— Son navire, oui… murmura-t-il. C’est un engin que vous ne voudriez pas voir dans vos pires cauchemars. Et pourtant, son nom… porte des accents de liberté.

Elle leva un sourcil.
Le dernier mot fut un souffle.

— Arcadia.

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