Xérophytes

Alors d’accord, s’enfoncer dans un désert hostile leur a permis d’échapper aux mafieux qui menaçaient de les exécuter. Il eut toutefois été plus sage de ne pas s’enfoncer dans un désert hostile à pied, sans matériel, et surtout sans eau.

Disclaimers : je prête Sérhà à quiconque me le demande gentiment.

Note chronologique : le lecteur attentif remarquera qu’une petite routine semble s’être installée entre le pirate grognon et la plante sur pattes (poursuite de l’arc de Sérhà, parce que j’aime bien Sérhà).

Note de mise en place : je vous livre cette histoire in medias res, mais sachez que nos deux impétrants ont instauré un principe de troc. La technologie sylvidre fonctionne remarquablement bien sur l’Arcadia, et les colonies humaines sont plus productives en objets manufacturés du quotidien que les implantations sylvidres.

Note de vocabulaire : xérophytes (du grec ξηϱός – xêros : sec, et φυτόν – phuton : plante), subst. fém. Plur. Plantes possédant des mécanismes de résistance à la sécheresse.

Note personnelle : et… bingo ! Je possède désormais un texte pour chaque lettre de l’alphabet ! Félicitez-moi avec des moufettes !

Lorsque le capitaine pirate tomba une nouvelle fois à genoux, à peine dix pas après qu’ils eurent repris leur marche, Sérhà passa outre ses protestations enfiévrées et le traîna d’autorité à l’ombre d’un rocher effondré de la falaise. La paroi abrupte s’étendait à perte de vue de part et d’autre. À l’horizon, ses contours flous tremblotaient dans l’air surchauffé.

— Tu ne tiendras pas jusque la nuit, hangareka.

Harlock tenta vainement d’humecter ses lèvres desséchées.

— La coulée Nord qui mène à l’astroport ne doit plus être loin. Il faut…
— Rien du tout ! coupa-t-elle. Commence déjà par arrêter de gaspiller de l’eau, et ensuite on songera à repartir !

Il leva un sourcil perplexe en même temps qu’il se redressait, vacilla, rattrapa son équilibre de justesse en s’adossant au rocher.

— Crois-moi, si j’avais de l’eau je n’irai pas la gaspiller, mais figure-toi que je n’ai pas vraiment eu l’occasion de faire les placards quand on a quitté leur QG, là-bas…

Non en effet. Les mafieux qui les avaient cueillis alors qu’Harlock et elle examinaient les caisses de pièces électroniques et d’objets divers qu’ils avaient l’intention de s’échanger avaient été très clairs sur leurs intentions. Le boss du secteur tenait au monopole du trafic et une phrase comme « je vais vous renvoyer en petits morceaux à vos équipages » était limpide. Sérhà avait d’ailleurs trouvé étrange que le local dans lequel ils avaient été enfermés ne soit pas mieux sécurisé, mais elle comprenait mieux pourquoi personne ne s’était donné la peine de les poursuivre à présent qu’elle avait sous les yeux un pirate en train de se déshydrater sur pied.

Elle fit courir ses doigts le long de la mâchoire d’Harlock. Ils revinrent humides. Dégoulinants, pour être exact. Ce n’était pas bon. Pas bon du tout.

— Tout ce que tu évacues, là… insista-t-elle. Arrête !
— Tu dis ça comme si c’était actionnable sur commande…

Elle recula, décontenancée.

— Euh… Oui ?

Elle s’était restreinte dès qu’elle était sortie à l’air libre. L’eau était précieuse et le soleil, impitoyable, ne prendrait pas une goutte de tout ce que son corps possédait en stock.

Il lui répondit d’un faible sourire.

— Oh, tu es capable de contrôler ta transpiration ?… C’est chouette…

Le regard d’Harlock se perdit dans le vague et sa tête dodelina malgré lui. Son souffle était court.
Sérhà frissonna malgré la chaleur.

— Il faut… qu’on y aille… ajouta-t-il.

Alors oui, mais non. Sérhà s’arc-bouta pour empêcher le pirate de faire un pas en dehors du carré d’ombre et évalua rapidement les options qui se présentaient à elle. Repartir avec Harlock n’avancerait à rien : dans son état, il gagnerait peut-être quelques centaines de mètres avant de s’écrouler pour de bon, et la coulée Nord n’était pas à quelques centaines de mètres. Le porter était difficilement envisageable : il était lourd cet olibrius, et le terrain peu favorable. Partir seule ? Elle serait plus rapide, certes, mais retrouverait-elle Harlock en vie à son retour ?

— Sérhà… insista Harlock. Je n’ai pas le temps…

Au moins l’admettait-il. Elle serra son bras aussi fort qu’elle put. Il était têtu, mais dans ces conditions de sécheresse il n’avait aucune chance.

— Tu as besoin d’eau, idiot ! Sinon tu vas y rester !

Elle criait presque. Il ricana.

— Je prendrai un citron pressé avec des glaçons. Tu peux aller me chercher ça à la buvette ?

Il n’avait pas réclamé d’alcool, songea-t-elle distraitement. C’est dire s’il était au bord du gouffre.

Sérhà se concentra sur ses trichomes tout en scrutant les alentours. Hélas, l’atmosphère aride ne contenait pas la moindre trace d’humidité que son épiderme puisse capter, et les buissons rabougris qui l’entouraient ne lui seraient d’aucune aide.
Peut-être qu’en creusant elle trouverait des cormes ou des tubercules, se dit-elle, ou peut-être… Son regard s’arrêta sur l’extrémité pointue d’une branche cassée. Elle pinça les lèvres. Ou peut-être pouvait-elle se montrer plus efficace. Plus radicale, aussi.

— Harlock. Je vais te partager mes réserves.

Il cilla.

— Comment ça « tes réserves » ? Tu as pris une gourde avec toi ? Où est-ce que tu la planques ?

Elle pinça les lèvres plus fort. La brisure de la branche était nette, le bois durci par le soleil, l’écorce écaillée s’effritait sous ses doigts.

— Je… stocke de quoi m’hydrater à l’intérieur de mon corps. J’ai des organes prévus pour ça.
— Comme les cactus ?

La remarque naïve lui arracha un sourire. Le bâton dont elle se saisit était un pieu naturel.

— En… quelque sorte, oui…

Elle retroussa son t-shirt pour dénuder sa hanche, étudia la zone de peau blanche comme si elle la voyait pour la première fois. Ce n’était pas le meilleur emplacement, regretta-t-elle. La cellule aquifère y disputait la place avec d’autres organes internes et son contenant était donc moins important comparé à celles situées dans ses cuisses, par exemple. Mais c’était, euh… plus convenable. Elle serra le pieu dans son poing.
Inspira.

— Okay. Je perce, tu aspires. Je ne sais pas quel goût ça a, mais il n’y a pas de toxines dedans et je te garantis que c’est potable. Prêt ?

Elle perçut un trille mental paniqué. Harlock avait reculé.

— Attends… Tu veux que je fasse quoi, exactement ?

Elle souffla.

— Je veux que tu boives, hangareka. Je veux que tu boives jusqu’à la dernière gorgée. Tu as emmené un verre ? Non ? – elle posa l’index au-dessus de sa hanche – … Alors tu poses ta bouche là et tu bois ! C’est clair ?
— Oui mais…
— Discute pas !

Elle inspira, et encore, et encore, et encore, les doigts crispés sur le pieu brandi à quelques centimètres de son abdomen. Son esprit se révoltait contre la douleur anticipée. Fais-le sinon il meurt, s’encouragea-t-elle. Vas-y !
Elle se força à se vider de toute pensée, bloqua sa respiration, visa avec soin.
Elle cria lorsqu’elle se transperça. Le précieux liquide s’échappait déjà.

— Harlock ! Allez !

Il se raidit, son expression figée sur un rictus effaré.
Elle ne pouvait se permettre de le laisser réfléchir. La main pressée sur le flanc, elle utilisa l’autre pour le saisir par les cheveux et colla sans ménagement son visage contre la plaie ouverte. Il réagit avec un temps de retard.
Puis elle sentit qu’il suçait la sève aqueuse qui suintait de la blessure, d’abord timidement, très vite avec davantage d’ardeur. C’était une souffrance atroce, une déchirure brûlante à laquelle se superposa presque aussitôt une vague de plaisir incongrue qui la chatouilla du bas de la nuque jusqu’au creux de ses cuisses.

Lorsqu’Harlock s’écarta d’elle, elle détourna la tête pour ne pas croiser son regard.

— C’est, euh… Merci, marmonna-t-il.

Silence suspendu. La gêne flottait autour d’eux, si nettement que même lui et ses capacités psy déplorables devaient être en mesure de la percevoir.

— Je ne valide pas le goût, par contre, ajouta-t-il. Trop amer.

Elle lâcha un rire bref qui se transforma aussitôt en grimace de douleur.

— Idiot. Repose-toi un peu.

Il était déjà debout.

— Si tu peux marcher, je peux marcher, répliqua-t-il. Tu peux marcher ?

Oui.

Elle boitait tandis que des langues de feu irradiaient sa hanche, et il lui proposa son bras tandis qu’ils slalomaient entre les roches disséminées au bas de la falaise. Il s’appuyait sur elle autant qu’elle s’appuyait sur lui.
Ils marchèrent en silence une heure, peut-être deux, accablés de soleil et bousculés par des tourbillons de poussière sèche.

— J’ai l’impression d’être un vampire, lâcha soudain Harlock.
— Les vampires boivent le sang des animaux, rétorqua-t-elle. Je suis une plante, et c’était de l’eau.

Bon d’accord, pas tout à fait de l’eau, mais inutile de s’attarder sur des détails.

— Mouais…

Il n’était pas convaincu.

— Il m’en reste assez, précisa-t-elle.

Il fit « mmh ». Elle n’ajouta pas qu’il en restait également assez pour lui. En quantité, oui sans aucun doute. Mais sans parler de la position de ses cellules aquifères restantes, supporterait-elle une autre, hem, « extraction » ?

Sérhà plissa le front. Les mirages de chaleur rampaient soudain vers elle.

Ses jambes se dérobèrent sans prévenir.

— Je ne suis pas sûr que t’ouvrir le ventre ait été une bonne idée, lui dit Harlock.

Elle était assise, il se tenait à ses côtés, trop proche dans l’ombre maigre, auréolé d’ondes inquiètes et brouillonnes et irrésistibles. Elle s’était ouvert le ventre pour lui et elle recommencerait sans l’ombre d’une hésitation, s’aperçut-elle. L’emprise que sa psyché humaine avait sur elle était effrayante et exaltante à la fois.
Elle se demanda comment il le ressentait de son côté. Sa présence perturbait son jugement, elle le savait, et elle savait qu’il le savait. Mais l’acceptait-il ? L’appréciait-il ?

— Tu aurais fait pareil pour moi, hangareka.

Il ne répondit rien. Il avait fait pareil pour elle, corrigea-t-elle. Il s’était exposé alors qu’il aurait pu passer son chemin, il avait mis de côté son honneur alors qu’il aurait pu la mépriser. Il avait risqué sa vie. Elle aussi. Liés, ils l’étaient sans nul doute.

— Ça va mieux, mentit-elle. Aide-moi à me relever.

Harlock fit la moue.

— Je ne crois pas qu’on réussisse à atteindre la coulée Nord. Tu avais raison, peut-être qu’il vaut mieux qu’on se repose un peu.
— Du défaitisme ? Ça ne te ressemble pas !

Il soupira.

— J’attends plus de la capacité de nos équipages à nous localiser rapidement que de notre endurance dans ces conditions de chaleur… J’ai l’impression que la température a augmenté, pas toi ?

Sérhà huma l’air. Exact.

— Le soleil est toujours montant, confirma-t-elle. Ça ne va pas s’arranger.

Le paysage de pierre nue rayonnait tel un immense four à ciel ouvert. Elle croisa le regard d’Harlock et elle y lut la même crainte qui grandissait en elle : un piège. Un piège dans lequel ils s’étaient enfoncés et qui ne leur laissait pas d’échappatoire.

— Je vais finir en brochettes au barbecue et toi, en petits légumes grillés, tenta-t-il de plaisanter.

Elle secoua la tête. Le soleil grignotait peu à peu l’ombre de leur rocher.

— Il faut qu’on s’abrite mieux.

Sous un surplomb généreux, par exemple. Ou dans une grotte. Hélas, elle ne voyait rien de tel aux alentours.
Elle tressaillit à l’unisson d’Harlock quand un caillou gros comme le poing se fendit avec un « clac » sonore à quelques mètres d’eux.

— Ah c’est pour ça que personne n’a rien construit par ici… statua-t-il d’une voix blanche.

Les secondes s’égrenèrent dans un silence pesant, entrecoupé çà et là d’autres claquements de mauvais augure. Le soleil s’élevait vite, à présent, et leur refuge se réduisait en conséquence.
Sérhà recroquevilla ses jambes sous elle.

— Tu paries sur mon équipage ou le tien, hangareka ?
— Le mien, sourit Harlock. Qu’est-ce qu’on parie ?

Sérhà eut très envie de répondre « ton vaisseau » rien que pour profiter de la tête que ferait Harlock. Elle haussa les épaules.

— Un dîner ? proposa-t-elle. Si tu gagnes, tu me fais découvrir le meilleur de la gastronomie humaine ?
— Tu veux dire « si je gagne, je te paye le restaurant » ? persifla Harlock. Ce n’est pas ainsi que fonctionnent les paris, sorcière. Non, si je gagne, tu m’invites à dîner !
— Si tu gagnes, est-ce que tu as vraiment envie de manger sylvidre, hangareka ?

Elle pensa « cellules aquifères », à sa bouche entre ses cuisses, et se força à chasser cette image de son esprit.

— Oui, trancha-t-il. Vendu.

L’espace d’un instant elle se demanda s’il avait capté ses pensées. Impossible de le savoir avec lui : il était humain, donc psy-incompétent… en théorie. Avec elle il développait des appétences mal maîtrisées qui la surprenaient toujours.

L’ombre se dérobait. Sérhà plaqua son dos sur la roche autant qu’elle put. À quel point les rayons solaires au zénith étaient-ils ardents ? Elle maîtrisait sa déshydratation mais résisterait-elle à l’auto-combustion ? Harlock avait-il plus de chances qu’elle ? Devait-elle lui offrir dès maintenant toute son eau ?

Mouvement.

L’air oscillait dans la lumière blanche, estompant tous les contours.

Harlock redressa la tête.

— Sérhà. J’entends du bruit. Un moteur.

Elle le regarda. Elle n’entendait rien, mais elle ne douta pas de lui. Il s’avança hors de l’abri du rocher.

— Ohé ! Par ici ! cria-t-il.

Ami ou ennemi ? À ce stade, peu importait. Sérhà courut lorsqu’un glisseur stoppa dans un crissement, sentit sa peau crépiter sous la brûlure du soleil, plongea dans l’habitacle sans même vérifier qui conduisait cet appareil.

— Allez, plus vite, plus vite ! Le système de refroidissement est à l’agonie !

Mais la voix lui était familière.

— Warrius ? fit Harlock. Qu’est-ce que tu fous là ?

L’amiral Warrius Zero était un officier occupé, investi dans ses responsabilités, posé et prudent et globalement peu enclin à faire du tourisme sauvage seul dans le désert.

— Qu’est-ce que tu crois, crétin de pirate ? À midi ici, le soleil tape tellement fort que le métal fond ! Personne n’a voulu s’y risquer !

Personne sauf lui, songea Sérhà. Lui aussi était prêt à mettre sa vie dans la balance pour Harlock, tout comme elle.
Un élancement désagréable lui tirailla le bas-ventre. À cause de sa blessure, décréta-t-elle. Elle regarda Harlock. Elle regarda Zero. Elle posa la main sur son flanc. À cause de sa blessure.

Zero s’éloignait du désert, méprisant les alarmes sur le tableau de bord et l’odeur de brûlé qui émanait des bouches de ventilation. Ils atteignirent la coulée Nord en moins de dix minutes.

Lorsqu’ils rejoignirent le plateau, la température chuta d’un coup.

— Je vous préviens, grogna Zero, je ne ferai pas le taxi jusqu’à chez vous ! Débrouillez-vous pour rentrer !

L’astroport était proche. Devant, la silhouette du Karyu se découpait sur le ciel clair, lévitant avec majesté au-dessus de son point de mouillage. L’Arcadia se devinait un peu plus loin. Le Hau Maiangi, invisible, était amarré à un dock de l’autre côté du port.
Sérhà se mordit la lèvre inférieure. Son vaisseau l’attendait, mais ses sœurs auraient-elles pris autant de risques que ces humains, dans ce glisseur ? Elle connaissait la réponse, évidemment, et elle ne savait si elle devait le déplorer ou s’en réjouir.

— On dirait que ni toi ni moi n’avons gagné notre pari, en fin de compte, lui lança Harlock.

Elle leva un sourcil, étrécit les yeux, étira le coin de ses lèvres.

— Pas de dîner, alors ?

Le regard d’Harlock pétillait de malice.

— Si si, dîner, corrigea-t-il.

Sur le siège conducteur, Zero leur tournait le dos et marmonnait des « bande d’irresponsables, j’suis pas votre nounou moi… » Harlock le pointa du pouce, se pencha vers elle, et chuchota à son oreille :

— Mais c’est lui qui a gagné donc c’est lui qui nous le paye, tu n’es pas de mon avis ?

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