Les Dragons d’Adity – Segment 1

Une halte au Metal Bloody Saloon

Hub Terra était un dock orbital tentaculaire, qui étalait ses presque deux cents kilomètres de long au-dessus de la planète Heavy Melder. Plus d’un million de personnes de toutes origines s’entassaient ici. Son développement anarchique avait depuis longtemps découragé les autorités de le cartographier avec précision, et les zones de non-droit pullulaient. C’était l’endroit idéal pour disparaître… à condition de ne pas y accoster à la barre d’un prototype ultra-secret récemment volé, évidemment.

— Tu t’es foutu dans une sacrée merde, gamin.

Harlock grogna. Il savait.

— M’appelle pas gamin, Bob.

Il était venu pour entendre – oui, il l’avouait – des paroles de réconfort, pas des sarcasmes. Des encouragements, voire des félicitations lui auraient fait plaisir également. Hélas, le patron du Metal Bloody Saloon, Octodian de son état, le traitait comme il l’avait toujours traité depuis qu’Harlock le connaissait : sans aucune mansuétude.

Harlock serra son verre entre ses doigts. Il avait commandé du brandy d’Andromède par habitude, parce que c’était l’alcool le plus fort que Bob possédait dans ses stocks, parce qu’il savait que l’Octodian n’approuvait pas qu’il boive ça à son âge. Aujourd’hui le breuvage ambré se faisait miroir de ses doutes. Trop haut, trop vite. Était-ce ce qu’il voulait ?
Il serra le verre plus fort.

— Si tu n’es pas en mesure de me donner des tuyaux, alors j’irai en chercher ailleurs, lâcha-t-il.

Bob balança la tête de gauche à droite, soupira, et vint s’asseoir en face de lui.

— Écoute mon garçon, toi et moi on sait très bien pourquoi tu es là. Tu n’es pas là pour « des tuyaux ». Tu es là parce que tu n’es encore qu’un gosse, et que tu sais au fond de toi que c’est un trop gros morceau pour toi.

Harlock baissa le nez sur son verre.

— J’suis adulte, grinça-t-il.
— Ha ! À quel âge les humains se considèrent-ils légalement adultes ? Tu te donnes du mal pour te vieillir mais à moi, tu ne me la fais pas. T’es pas adulte, gamin.

C’était inutile de protester. Bob l’avait vu grandir. Bob l’avait pour ainsi dire élevé (il avait essayé, du moins). Et Bob avait raison.
Harlock ravala sa morgue. Bob avait raison.
Ses épaules s’affaissèrent.

— Du coup tu conseilles quoi ?
— Laisse ce vaisseau, gamin. Il ne t’apportera rien de bon.

Le vaisseau… Harlock pinça les lèvres. Ce vaisseau était son vaisseau. Il était puissant, il était redoutable, il en avait pris les commandes comme s’il avait toujours été une part de lui. Cela l’emplissait de fierté autant que cela l’effrayait.

— J’peux pas faire ça, Bob ! protesta-t-il. L’Union… – il baissa la voix – … L’Union s’en servirait mal. Ils ne doivent pas le récupérer.
— Détruis-le, alors.
— Tochiro ne voudra jamais.

Et lui non plus, il ne voudrait jamais.
Tochiro avait construit ce vaisseau, Tochiro lui avait donné ce vaisseau, il se sentait « chez lui » dans ce vaisseau, bien davantage que dans tous les lieux qu’il avait habités durant sa courte existence – oui, davantage même que chez Bob. Il ne le rendrait jamais.

— Son nom c’est « Arcadia », dit-il.

Bob soupira une nouvelle fois, puis effectua un ballet compliqué avec ses multiples bras avant de poser une de ses mains sur celle d’Harlock.

— Tu ne planqueras pas ce vaisseau, gamin. Un engin de cette taille ne passe jamais inaperçu, où qu’il aille. Si tu veux le garder, tu vas devoir le défendre… Qu’est-ce que tu as, comme équipage ?

Calcul facile. Warrius Zero avait désigné une équipe de convoyage réduite à sa portion congrue, uniquement prévue pour assurer un transit d’une dizaine de jours maximum.

— On est six, répondit Harlock. Tochiro et moi, Osman qui fait opérateur radio-radar, et le chef machine a deux mécanos avec lui.

Bob réagit d’un reniflement désabusé – et éloquent : pour un vaisseau d’une classe intermédiaire entre la frégate et le croiseur, des effectifs aussi squelettiques ne constituaient pas « un équipage ».

— Va falloir que tu recrutes, confirma Bob. Tu disposes de combien de fonds ?
— Euh… Tu veux dire « de l’argent », Bob ?

Il possédait une poignée de crédits galactiques dans ses poches et, à condition que l’Union n’en ait pas déjà bloqué l’accès, quelques maigres économies sur son compte bancaire personnel. Mais à combien s’élevaient les frais de fonctionnement d’un bâtiment de guerre flambant neuf ? Il n’en avait aucune idée.

L’Octodian leva les yeux au plafond.

— Oui je veux dire « de l’argent », gamin. Tu vas avoir besoin d’argent pour payer tes recrues, tu vas avoir besoin d’argent pour payer le ravitaillement en vivres, le ravitaillement en carburant, le ravitaillement en pièces de rechange, tu vas avoir besoin de beaucoup d’argent !

Oui certes, mais beaucoup dans le sens « beaucoup » ou « beaucoup beaucoup » ?
Tochiro serait-il en mesure de fournir les liquidités nécessaires ? Non, le petit ingénieur avait évoqué « des problèmes de financement » pour terminer son projet. Plus exactement, il avait récupéré des crédits Dieu seul savait où, et dans le pire des scénarios un parrain de la mafia finirait par leur tomber dessus pour leur réclamer un remboursement avec intérêts… Harlock préférait ne pas songer à cette éventualité.

— A priori on est clair pour le carb’ et les rechanges, avança-t-il plutôt.

Tochiro ne cessait de vanter ses réacteurs et avait encore prétendu la veille « ils peuvent tenir des mois ! » Harlock attendait de voir, mais on pouvait raisonnablement admettre que les moteurs ne nécessiteraient pas d’être réalimentés en minerai énergétique dans l’immédiat. Une ou deux semaines de réserve seraient déjà appréciables, en réalité.
Quant aux rechanges, les soutes de l’Arcadia débordaient de caisses de matériel jusque dans les coursives, et Harlock considérait en conséquence que tout ce foutoir comprenait forcément « des pièces de rechange ». Alors bien sûr, il fallait faire abstraction du fait que Tochiro était encore en train de construire son vaisseau et que certaines de ces pièces de rechange étaient certainement des « pièces tout court », mais bon… le vaisseau sortait tout juste de son hall d’assemblage, après tout. Les pièces d’origine ne casseraient pas tout de suite, si ?

En face, Bob se releva avec un « hmmpf » qui pouvait aussi bien être blasé qu’exaspéré, étira son corps massif, puis lui broya l’épaule de sa poigne. C’était un geste amical… enfin, Harlock avait toujours supposé que ça l’était. Les manifestations affectives de l’Octodian étaient parfois difficilement discernables d’une bonne raclée.

— Très bien gamin, dans ce cas je m’occupe de te fournir en vivres… Cadeau de la maison, ne me remercie pas, ajouta l’Octodian avant qu’Harlock n’ait pu placer un mot.

Bob lui sourit, croisa une paire de bras, mit une autre sur ses hanches, se tapota les lèvres d’un doigt.

— … et je devrais te trouver des candidats au recrutement parmi mes clients habituels, poursuivit-il. Tu te débrouilleras pour les convaincre d’embarquer à crédit, par contre. Ma trésorerie ne me permettra pas de leur fournir une avance de solde.

Harlock espéra sans vraiment y croire que le sourire qu’il renvoya à l’Octodian ne faisait pas « trop gamin ». Ce n’étaient pas encore des félicitations. Il avait des progrès à faire, de l’expérience à acquérir, il avait l’avenir à planifier. Mais Bob lui accordait ses encouragements, ce qui signifiait qu’il croyait en lui. Ce qui signifiait qu’il croyait en l’Arcadia.

Et cela, ça n’avait pas de prix.

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